Civ. 3e, 23 mars 2022, Pourvoi n°21-11.936

« N’achetez pas votre maison avant d’avoir acheté votre voisin ».

Cet adage illustre la problématique des relations de voisinage, qui peuvent s’avérer particulièrement délicates notamment lorsque les fonds voisins sont grevés de servitude immobilière.

La servitude est un droit réel, c’est à dire qu’il s’exerce sur un bien et non sur une personne, bénéficiant à un fonds immobilier au détriment d’un autre fonds.

Il existe diverses servitudes comme la servitude de passage qui est la plus connue, qui permet à un propriétaire de passer sur la propriété de son voisin pour accéder à son bien si celui-ci ne dispose pas d’un accès à la voie publique.

Nous nous intéresserons ici à une servitude moins connue et plus complexe, la servitude par destination du père de famille.

Celle-ci est définie par l’article 693 du Code Civil qui précise qu' »Il n’y a destination du père de famille que lorsqu’il est prouvé que les deux fonds actuellement divisés ont appartenu au même propriétaire, et que c’est par lui que les choses ont été mises dans l’état duquel résulte la servitude. »

En d’autres termes, cette servitude existe lorsque deux fonds, qui étaient initialement réunis, ont fait l’objet d’aménagement par leur propriétaire initial, lesquels doivent subsister suite à la division.

La Cour de Cassation, par un arrêt du 23 mars 2022, a eu à se prononcer sur la possibilité d’acquérir une telle servitude.

En effet, un couple de propriétaires d’une parcelle demandait la remise en état d’une canalisation d’évacuation des eaux usées auprès du propriétaire de la parcelle voisine en invoquant l’existence d’une servitude par destination du père de famille entre les deux parcelles. 

La cour d’Appel de Caen, dans une décision du 15 décembre 2020, estimait que la servitude d’évacuation des eaux usées par destination du père de famille n’existait pas et ainsi rejeté la demande du couple de propriétaires au motif implicite que la servitude était discontinue.

Conformément à l’article 688 du Code Civil, une servitude est discontinue lorsqu’elle a besoin du du fait actuel de l’homme pour être exercée.

La servitude d’égout d’eaux usées est, de jurisprudence constante une servitude discontinue dès lors qu’elle exige pour son exercice le fait de l’homme et ce, même si elle s’exerce au moyen de canalisations permanentes et apparentes (voir notamment Civ. 13ème, 11 mai 1976, n°93-13.093 ; Civ. 3ème, 15 février 1995, n°93-13.093 et Civ. 3ème 21 juin 2000, n°97-22.064).

Or, en application de l’article 691 du même code, les servitudes discontinues ne peuvent s’établir que par titre, ce qui, selon la Cour d’appel, excluait la possibilité de constituer une telle servitude par destination du père de famille.

Les propriétaires formèrent néanmoins un pourvoi en cassation pour obtenir l’acquisition de la servitude par destination du père de famille. 

La Cour devait donc se prononcer sur la question suivante : peut-on acquérir une servitude par destination du père de famille alors même que cette servitude est discontinue?

Par un arrêt du 23 mars 2022, la troisième chambre civile casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel en reprenant dans son attendu l’article 694 du Code Civil et au motif que « la destination du père de famille vaut titre des servitudes discontinues lorsqu’existent, des signes apparents de la servitude, et que l’acte de division ne contient aucune stipulation contraire à son maintien ». 

Par cette nouvelle décision, la troisième chambre civile éclaircit un point occulte en droit des biens s’agissant de la servitude par destination du père de famille.

  1. L’acquisition de la servitude par destination du père de famille possible même pour les servitudes discontinues 

Il faut revenir sur les textes régissants la servitude par destination du père de famille pour mieux saisir les enjeux de cette décision.

Ll’article 692 du Code Civil n’admet la destination du père de famille que pour les servitudes « continues et apparentes ».

Cependant alors, l’article 694 du Code Civil précise, de manière générale, que la servitude par destination du père de famille est constituée lorsqu’« il existe un signe apparent de servitude ».

Ainsi le doute planait sur la question des servitudes apparentes et discontinues. 

La troisième chambre civile a fait le choix d’ouvrir la possibilité d’acquérir une servitude par destination du père du famille alors même qu’il s’agit d’une servitude discontinue comme en l’espèce. 

Cet arrêt a donc le mérite d’être clair et précis en ce qu’il pose clairement la possibilité d’une servitude par destination du père de famille pour les servitudes discontinues à condition qu’il existe une signe apparent de servitude.

Ainsi la cour de cassation semble plutôt favoriser une conception souple de la servitude par destination du père de famille afin de concilier les divergences des textes de loi, certains auteurs pourraient reprocher à la cour de cassation d’avoir favorisé une interprétation trop large des articles afin d’élargir le domaine d’application de la servitude par destination du père de famille mais n’est-ce pas l’office du juge que d’interpréter la loi ? 

Néanmoins, la cour de cassation rappelle les conditions de l’acquisition de la servitude par destination du père de famille et elle rajoute même deux conditions supplémentaires pour les servitudes discontinues qui doivent avoir nécessairement « des signes apparents de la servitude » et « l’acte de division ne contient aucune stipulation contraire à son maintien ». 

  1. Une décision conforme à la jurisprudence antérieure 

Ce n’est pas la première fois que la troisième chambre civile de la cour de cassation juge de la sorte, en effet elle ne fait que transposer le motif de la décision du 24 novembre 2004, décision qui avait été justement saluée par la doctrine (Civ. 3e, 24 novembre 2004, Epoux Pic c/ Epoux Raffin, 03-16.366). 

Le second apport de cette décision, que l’on retrouve également dans la décision précitée, réside dans le fait que pour avoir la constitution de la servitude par destination du père de famille, il ne faut qu’aucune stipulation de l’acte de division soit contraire au maintien de la servitude autrement dit il existe une sorte de présomption de servitude et « les servitudes par destination du père de famille ne sont, en définitive, qu’une variété de servitudes conventionnelles qui reposent sur une condition tacite des parties et dont on présume l’existence à défaut de titre contraire » (Bergel, RDI 2005, P.209 sous Civ. 3e, 24 nove 2004, Epoux Pic c/ Epoux Raffin) 

Article rédigé par Me Valentine Squillaci, associée du Cabinet M7 Avocats et Ouafa El Moudene, stagiaire

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